icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le mot de la faim

Epuisé, la poitrine brûlante sous l'effet de la forte teneur en oxygène de l'atmosphère ambiante, Maximilien se traîne sur le sol herbeux de Phyto, petite planète proche du centre de la galaxie. Depuis près d'un mois, il y est retenu prisonnier, englué dans cette maudite et épaisse forêt dans laquelle son astronef s'est abîmé.

La catastrophe a été totalement imprévisible, effroyable. La révision soigneuse de l'engin spatial juste avant le départ n'avait permis de détecter aucun défaut d'usure du fuselage, ni aucune anomalie.

Et pourtant, tout s'est soudainement disloqué au passage au-dessus de Phyto. Le moteur a calé, puis explosé comme une charge de dynamite qu'on bouscule. Heureusement, la carlingue s'est détachée, ce qui a amorti le choc au moment de l'impact sur cet immense tapis de mousse. Certes, le fracas a été extrêmement violent du fait de la pesanteur puissante de la planète et l'écrasement de la cabine a produit un bruit épouvantable dans l'atmosphère lourde et colorée de pollen. Le silence a bien vite repris possession des lieux. Le nuage orangé soulevé s'est dissipé peu à peu tandis qu'une odeur de métal fondu, mêlée à celle de la chair calcinée, est venue gâter la pureté des parfums floraux. Phyto, ce paradis de la botanique, a encore fait une nouvelle victime, une de plus sous la forme de cette fusée terrienne aux intentions civilisatrices. Parmi les décombres, gisaient les corps atrocement déchiquetés et, par endroits, une main sans poignet, un bras sans épaule, un soulier encore chaussé jonchaient ce gazon si luxuriant aux côtés des restes de l'épave encore fumante.

De tout l'équipage, au nombre de plusieurs dizaines d'individus des deux sexes, seul Maximilien en a réchappé. Isolé des autres pour une intervention fortuite dans la soute à bagages, il ne doit son salut qu'à une éjection rapide et une chute rendue bénigne par l'abondante végétation.

Il est cependant demeuré longtemps inconscient, pour le moins groggy. Revenu à lui, ce fut pour constater le désastre. Tout de suite, il s'est mis en quête de vivres sachant que son attente pourrait être longue. Hélas, tout a été détérioré dans l'accident. Il n'a trouvé qu'un paquet de biscuits dans une poche de sa combinaison dont il est venu à bout en quelques bouchées...

Comme il n'était pas question de consommer un de ces multiples fruits aux formes et couleurs bizarres, l'appareil de détection des poisons n'étant plus en état de fonctionner, il resta donc sur une faim de plus en plus lancinante. Même prudence envers les champignons, présents en pléthore autour de lui ; Maximilien connaît par cœur les consignes de sécurité rédigées par ses chefs pour une situation qu'ils ont imaginée confortablement assis dans leur fauteuil sur la Terre devant un café chaud. Méfiance absolue vis-à-vis des plantes autochtones, est-il écrit en toute lettres sur son manuel et là, le naufragé est particulièrement servi car Phyto semble un monde exclusivement végétal. Cette constatation l'a fort déprimé et il a caressé un instant des idées anthropophagiques envers les restes malodorants de ses malheureux compagnons. Mais il a vite renoncé à ce sacrilège. Alors, il s'est mis en chasse...

Et là, rien ! Une journée de marche épuisante sans voir un lapin ou tout autre animal comestible. Pas un oiseau à foudroyer au fusil laser. Pas un poisson dans ces eaux putrides, envahies par les herbes. Pas une sauterelle ou une fourmi croustillante à se mettre sous la dent.

Rien à manger si ce n'est ces saletés vertes, repoussantes et interdites. A ne goûter en aucun cas sans les avoir analysées au préalable : article 4, alinéa 3, du guide du parfait explorateur spatial.

De guerre lasse, ayant rejoint le lieu du crash, Maximilien entra en prostration et les jours s'écoulèrent sans qu'aucune aide ne se profile à l'horizon. Et l'homme perdit des forces, torturé par la faim ; il plongea bientôt dans un demi-coma, en proie à un délire de plus en plus fréquent qui devint chronique au bout de trois semaines. Dans ce silence figé même pas troublé par un bruit d'aile ou le glissement furtif d'une bestiole, Maximilien sombra dans la folie. Et celle-ci s'accompagne d'hallucinations visuelles et auditives : les lianes agitées par le vent sont des saucisses en chapelet qui le narguent, les feuilles mortes arrachées se muent en friandises dansant devant ses yeux fatigués.

Parfois, le tonnerre gronde et cela réveille dans l'esprit embrumé du Terrien des souvenirs tragiques de son naufrage. Mais il est déjà bien trop faible pour réaliser que le liquide incolore qui tombe du ciel de Phyto en averses a toute l'apparence et la saveur de la précieuse eau de la Terre. Il s'en humecte les lèvres et voilà tout.

Maximilien est dans un état proche de l'hébétude ; il soliloque quasi constamment, riant convulsivement, pleurant à chaudes larmes ou poussant des cris rageurs. Dans son esprit ne subsistent que deux idées fixes la faim et la mort.

Au bout du trentième jour, il perçoit vaguement le vrombissement d'une fusée. Ou du moins le croit-il. N'est-ce pas plutôt encore un de ces mirages dont il est si souvent la victime ? Il n'en sait trop rien, incapable maintenant de faire la distinction entre la réalité et ses fantasmes.

Ce stimulus sensoriel lui redonne un peu de tonus et bien lui en prend, car il ne s'est pas trompé : une équipe de secours est à sa recherche. Elle a déjà amorcé sa phase de descente sur Phyto après avoir localisé les restes du vaisseau. L'astronef se pose sans problème dans une petite clairière non loin du lieu de l'accident. Là, les quatre membres envoyés à l'aide des sinistrés de l'espace peuvent découvrir l'ampleur du désastre. Ils pensent qu'ils n'ont que peu de chance de récupérer des rescapés mais, eux non plus, ne sont pas payés pour penser : ils ont des consignes ; et celles-ci leur commandent d'opérer quoi qu'il en soit un ratissage des environs.

Benoît, le chef de l'équipage de secours, organise rapidement les opérations : respecter les ordres mais ne pas perdre son temps. Il dirige ses hommes vers les trois autres points cardinaux à partir d'un point de ralliement où ils doivent revenir au bout d'une heure maximum.

Benoît laisse aller ses hommes et démarre le dernier. Machette à la main, il se fraye difficilement un chemin à travers la foutue flore de cette sacrée planète. Et il avance avec difficulté coupant branches, arbustes, glycines... Cette tâche épuisante a tôt fait d'émousser ses forces et il songe déjà à faire demi-tour lorsqu'il croit discerner une plainte. Aussitôt, il suspend son geste et écoute ; un deuxième gémissement le fait s'activer et il découvre soudain Maximilien. Ce dernier est allongé, le dos contre un arbre. Le moribond a lui aussi vu son sauveur ; son état de faiblesse est tel qu'il ne peut esquisser un geste de bienvenue.

Le commandant, lui, s'approche, souriant, heureux, les bras tendus vers son com­pa­triote miraculé.

C'est alors que l'agonisant, l'œil allumé par une lueur démente, trouve au fond de lui-même d'ultimes ressources pour soulever son arme à laser et la décharger sur l'autre, le blessant à mort. Et Maximilien, ivre d'une joie immense, s'agite dans tous les sens. La crise passée, il saisit la jambe de l'homme venu le récupérer et la mord pro­fon­dément, se repaissant avec avidité de la chair et du sang encore chauds...

Décidément, l'humanité, même dans le futur, aura du mal à se défaire de ses vieilles habitudes ancestrales...

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 7 février 1988.
Dernière mise à jour : 18 février 2011
Image © Aurelius de Mercœur / Agence Martienne


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